J’ai 10 ans…
Je sais qu’c’est pas vrai mais
J’ai 10 ans…
Si tu m’crois pas, hé…
Tare ta gueule à la récré
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J’ai 10 ans…
Je sais qu’c’est pas vrai mais
J’ai 10 ans…
Si tu m’crois pas, hé…
Tare ta gueule à la récré
Grosse journée pour un vendredi, 9 février.
Deux heures de cours supplémentaires, il faut bien occuper la jeunesse, pallier les déficiences du système, arrondir le chiffre en bas de la feuille, à la fin du mois.
L’assemblée générale de l’association du foyer culturel que je fréquente a lieu à 18 h. Faire acte de présence, assurer de mon soutien, attendre le verre de l’amitié. Le bilan d’activité est accepté à l’unanimité. Comment s’opposer à ce qui est révolu ? Les préposés à l’ouverture des bouteilles sont, eux aussi, bénévoles et peu expérimentés. Une mamie se prend pour Lewis Hamilton et arrose la tablée. Le pain garni est artisanal, frais et plutôt bon. Certaines femmes se précipitent sur les toasts au saumon, font la grimace quand elles tombent sur du pâté. Les hommes tendent des verres aux femmes en premier sans qu’aucune ne trouve à redire, sans se sentir harcelée. On m’accroche, on me salue, je vais de groupe en groupe. Les conversations se mêlent, les cercles de connaissances se mélangent. « Je ne savais pas que tu jouais au théâtre... ». On me tape sur l’épaule, on use et abuse de mon prénom comme pour bien souligner qu’on le connaît - je n’ai pas dit « on ME connaît » -. Je partage un verre avec Monique et Ginette. Ce ne sont pas des prénoms inventés, ce sont de vraies femmes, de la vraie vie. Avec leurs histoires, leurs problèmes et leurs petits bonheurs. Tout le monde est heureux d’être là, les grincheux sont restés chez eux. Tous les échanges sur l’instant sont passionnants.
Les plats se vident, la salle aussi. Je quitte l’assemblée pour rejoindre mon canapé, à pied.
Le thermomètre est passé sous zéro depuis quelques jours déjà, je remonte mon col en pensant aux Parisiens effrayés sous la neige et j’avance sous les lueurs oranger des réverbères. Les immeubles de la rue Roth sont majestueux, les lumières des appartements nous permettent de pénétrer dans ces univers désuets, un rien prussien. Je rejoins mon logement à pied, de l’autre côté de la rivière. J’habite rive gauche. J’aime pouvoir me déplacer à pied, n’avoir que dix minutes de marche pour rejoindre les endroits stratégiques : médecins, travail, salle de spectacle, cinémas, restaurants… J’aime avancer dans la ville désertée, les mains dans les poches. Il fait nuit. Tout est calme. Pas de vent, le froid ne me saisit pas, le crémant me réchauffe encore le ventre.
Je marche et emplis mes poumons, comme souvent, avec une certaine joie. Que j’aime le mot plénitude ! Un instant je me demande si je suis saoule. L’alcool sans doute a fait tomber mes barrières, a effacé le masque de solennité qu’une prof revêt par habitude. Je m’arrête sur le pont des Alliés. Sans penser à la guerre, sans penser à nos libérateurs.
Je veux fixer cet instant.
Il ne se passe rien. Je suis bien.
Je suis cette femme qui quitte un vin d’honneur pour rejoindre son canapé.
Je n’ai pas honte de cette vie.
Qu’importe la simplicité, l’essentiel est dans l’authenticité.
Je regarde l’eau s’écouler sous le pont.
Comme autant d’années déjà vécues.
Je pense à toi.
À ce que n’a pas été ma vie.
Je ne me souviens pas avoir eu d’idée arrêtée sur mon avenir.
Enfant, j’épousais les modèles que me proposait une société traditionaliste : je me marierai, j’aurai des enfants, une belle maison, on s’aimera, on sera heureux. Qui se demande vraiment si c’est ce qu’il désire ? On suit des exemples, sont-ils exemplaires ?
J’avais beau m’être engagée dans des études de géographie, je ne me voyais que devenir professeur. J’aurais dû me poser plus de questions, envisager d’autres métiers, spécialiste en hydrologie, consultante en modes de vie, pour protéger le monde des hommes. Mais je n’y ai pas pensé, je n’ai donc jamais hésité, je ne regrette rien.
Je ne me voyais pas vieille.
Je nous voyais ensemble.
Comment cela pouvait-il être autrement ?
Je me voyais habiter avec toi, à la capitale, dans un appartement haussmannien, avec un salon où les amis s’asseyent par terre et repoussent la nuit dans des discussions engagées, un verre à la main. Il y avait quelques visages connus dans ces visions, et surtout le tien.
Nous n’avions aucun quotidien.
Mon cerveau recréait de la normalité au futur à partir de ces liens hors de l’ordinaire.
Un automobiliste klaxonne au feu rouge, sur le pont, les gens sont impatients.
Avec la nuit, les rideaux se sont fermés, les rues commerçantes se sont vidées. J’avance, tête relevée, dans cet univers qui m’est devenu familier : le restaurant japonais, l’opticien, la boulangerie du coin. Je passe le pont du chemin de fer, j’arrive à ma rue, je saisis déjà mes clés. Hall, porte d’entrée derrière moi refermée. Il fait chaud. J’allume. Il est là, mon canapé.
La semaine prochaine, à Pétra je sais déjà que je m’arrêterai, comme sur ce pont, pour regarder ma vie. Je poserai ma main sur la roche du canyon pour m’assurer du réel, je caresserai ces millions d’années d’érosion, d’émotion.
Mon univers est en moi.
Derrière les mots
Il y a toi
Derrière les maux
Il y a moi
Le chaud
L’effroi
Le beau
L’émoi
Toute création est expression.
Une sculpture laisse transparaître notre sensibilité, j’aime lisser, arrondir.
Une prise de vue est une prise de position, j’aime le contrechamp.
Un roman est un moi travesti, j’aime changer d’identité.
Lorsque je lis vos livres, lorsque je regarde vos films, lorsque j’observe vos œuvres, ce n’est que vous que je scrute.
J’ai partagé votre intimité.
Tout le temps, c’est vous que je cherche.
Ou plutôt ce détail qui vous trahit. Immodestement, je cherche ce que les autres ne voient pas. Je cherche ce qui va me toucher parce que vous m’avez touchée, autrement.
J’ai toujours préféré les coulisses aux paillettes.
A la recherche d’une certaine vérité, près de l’essence.
Être et paraître s’additionnent, fusionnent, s’émulsionnent et je savoure.
Le regard est interprétation. Le regard que je porte sur toi, le regard que je porte sur ton travail, tout cela est distorsion du réel, mes yeux filtrent ton soleil, mon cerveau transforme tes intentions, mon cœur s’emballe. La connaissance tue l’innocence et l’indifférence.
Depuis que j’ai posé les yeux sur toi...
Au rendez-vous d’anesthésie, j’ai eu droit à toutes les consignes que je connais par cœur : se laver, être en jeun…
J’ai eu droit à toutes les questions : antécédents, dents qui bougent, prise de médicaments…
Au dernier moment, j’ai eu droit à tous les avertissements : ne prendre aucune décision importante dans la journée qui suit, ne signer aucun engagement de crédit. Ce jour là, la jeune praticienne slave est d’humeur rieuse, elle a du prendre mon côté blasé pour de la décontraction et rajoute « ne décidez pas de divorcer lundi »… Comique…
Je ne dois prendre aucune décision car j’aurais le cerveau en vrac, sans même m’en rendre compte.
Je ne dois prendre aucune décision car, revenue à moi, je ne serai pas encore moi.
Le cerveau en vrac, je l’ai déjà maintenant, sans anesthésiant, c’est sans doute pour cela que cela fait mal.
J'aurais du vous écrire bien avant, à présent je n’ose plus envoyer de mail.
Je n’ai pas réellement peur de l’examen en lui-même, qui devrait être court, même si l’anesthésiste trouvait que cela fait beaucoup d’anesthésies générales pour une seule personne…
- Est-ce qu’au bout d’un moment, le corps oublie de se réveiller ? -
L’anesthésie générale est un miracle de la science moderne.
On se prépare au pire, souvent on le vit mais sans s’en rendre compte, sans en garder souvenir.
On se réveille et on est après.
Il manque des morceaux, censurés.
Il me manque parfois des morceaux, prélevés, analysés, carbonisés.
On se réveille et rien n’est pareil, on a une cicatrice de plus, au corps ou à l’âme.
On ne se réveille jamais sans séquelle, imperceptiblement on profite de notre inconscience pour tuer notre innocence, notre confiance en demain.
J’ai peur de la suite.
Je suis fatiguée d’une suite qui recommence sans cesse, comme on trébuche, qui nous fait revenir en arrière, en convalescence, et arrête notre course par un nouvel examen, par une nouvelle sentence.
Cette sentence je ne veux pas l’entendre.
Je supporte sans qu’on me laisse assez d’élan pour traverser définitivement cette épreuve.
A quoi sert de survivre si on n’a plus le temps de vivre ?
Depuis la dernière anesthésie pourtant j’ai aimé.
Depuis la dernière anesthésie, j’ai voyagé.
Depuis la dernière anesthésie j’ai repris goût en mon métier.
Depuis la dernière anesthésie, j’ai repris la natation, j’ai repris le théâtre, j’ai repris la poterie…
Par cette nouvelle anesthésie, me laisserai-je reprendre ma vie, moi qui n’ambitionne que de la continuer ?
Que ceux qui me plaignent en lissant ces mots se détrompent : ma vie est bien plus facile que la vôtre. Parce que je n’ai pas de choix à faire, ou très peu.
Je vais aller faire cet examen, demain.
Je ne veux plus être coincée de l’autre côté.
Incapable de faire des projets, incapable d’avancer.
J’ai rempli tous mes bulletins scolaires, j’ai préparé TOUS les cours de ces nouveaux programmes, mis à jour quelques textes, je suis prête.
Il me reste à vous dire que je vous aime.
Il me reste à te dire que je t’aime.
A après.
Tu es partout dans cette chambre.
Je te vois passer la porte, ta silhoutette se détache en contre-jour,
tu rentres un peu la tête dans tes épaules, toujours,
mais cela ne suffit pas pour te cacher au monde.
Par le déclic de la serrure qui se ferme s’ouvre notre monde,
hors du temps,
hors du commun.
Les autres sont exclus,
il ne reste que nos âmes nues.
Et nos corps, presque inconnus.
Tu es partout dans cette chambre.
Je te vois glisser sans un mot vers la salle de bains.
Des rayons de lumière, rayons de promesses, passent sous la porte.
Je ne tiens plus, je tournoie, je virevolte.
Entre mes seins, de l’essence de verveine, ma madeleine, révélatrice de sens.
Tu es partout dans cette chambre.
Entre mes cuisses s’affolent les rêves.
Si je ferme les yeux, pourrais-je te cacher mon bonheur de te sentir là ?
Je sens encore la douceur de tes cheveux à mes secrets, comme la première fois,
je sens encore l’irradiante rugueur de ton menton à mon bouton, comme la dernière fois.
Je frétille dans le coton peigné
je me dandine, je me tortille,
il est si bon de s’abandonner
je me trémousse, je manque d’air
sur cette couche j’en appelle à ta bouche
qu’elle me redonne vie, calme mes envies.
Tu es partout dans cette chambre.
Pour une fois, pas de musique,
le silence qui nous accompagne taira nos ébats.
On n’entend que les mumures de la ville.
On n’écoute que la symphonie baroque
des corps qui s’entrechoquent,
polyphonie des fluides qui se mélangent :
ta queue, l’aqueux, la fente, la fange.
Tu renifles, comme un tic,
je soupire, béatique.
Sous tes doigts enfin le verbe être prend sens,
le présent est un cadeau que nous conjugons.
Tu es partout dans cette chambre,
la nuit est douce dans cette torpeur,
le noir est si lumineux quand tu es là,
je ne dors pas, je flotte, et s’éloigne le matelas.
Morphée m’emporte
J’entends la porte…
Tu es partout dans cette chambre, où tu n’as jamais été.
Je me retourne une dernière fois...
et je t’emporte avec moi.
.
Je rentre d’un rendez-vous à l’hôpital, service anesthésie.
Je rentre d’un week-end à Heidelberg, Germanie.
Je rentre d’un séjour à Riga, Lettonie.
J’avance, je fuis, je vadrouille,
Je m’égare, je me retrouve, j’ai la trouille,
Je parcours la terre,
Je me localise toujours quelque part,
Je me localise souvent ailleurs,
Je me localise sur la Terre :
Je suis loca-terre.
J’ai un rendez-vous, médecine ambulatoire
Hospitalisation de jour
Hospitalisation d’un jour
Hospitalisation toujours ?
Explorer, prélever, analyser,
Qui cherche trouve,
Et si je ferme les yeux,
Est-ce que cela ira mieux ?
C’est moi que l’on endort
Est-ce que cela réveille la maladie ?
On m’enlève des bouts,
Sans jamais en remettre,
Je suis à bout,
Vais-je m’en remettre ?
Je suis en sursis,
Je suis en suspens,
Je suis suspendue
A cet examen de plus.
Je suis en sursis sur cette terre,
Je suis sursi-terre !
J'ai passé la journée de samedi avec une amie,
laissée dans le village où je résidais jadis,
laissée au collège où j'exerçais naguère.
Repas partagé, sourires échangés, complicité rénovée.
Nous nous sommes promenées au hasard, dans cette ville qui me devient étrangère, arpentant les quelques rues piétonnes, léchant quelques vitrines sans but précis, dissertant d'un quotidien que l'on voudrait doux.
Nous n'avions pas d'achat à faire, juste savourer la banalité d'un quotidien qui ne l'est pas toujours, la normalité devenue exceptionnelle.
Elle est entrée dans une pharmacie « tiens, je vais me racheter une crème... »
Une crème de jour, un truc de fille.
Et la vendeuse qui nous saute dessus (est-elle vraiment pharmacienne ?). La crème qu'elle voulait n'est plus disponible, ou n'existe plus mais il y en a tant d'autres... Et l'employée de nous faire une explication scientifique sur les pores de la peau, les rides, l'effet escompté, la composition chimique. Je n'ai rien retenu de ce monde qui m'est étranger, sauf… l'envie folle d'avoir ma crème à moi, une crème adaptée, à ma peau et son âge.
Je n'en ai pas acheté.
A cause de mon esprit trop cartésien, de mon éducation économe.
A quoi bon une crème anti-âge si je ne vis pas longtemps ?
La faute à ce putain d'espoir et son revers, l'absence d'espoir.
Je suis encore en attente, d'un rendez-vous, d'une phrase « il n'y a rien » , à défaut je me contenterai de « je ne vois rien ».
Pourquoi ces points qui brillent lorsque mon corps passe dans la machine à soucis, pourquoi le produit radioactif se fixe-t-il au lieu de se répandre et de se contenter d'irradier mes veines ?
Je ne sais pas si j’achèterai une crème.
Ne lisez pas cette phrase comme excès de pessimisme.
Il m'arrive d'aimer les imperfections de ma peau, d'aimer mes cheveux dépigmentés.
Ils me disent que le temps a passé et que je suis encore là.
Ce que j'aime vraiment c'est voir tes rides à toi, me prend souvent l'envie d'y passer le doigt, de vouloir les souligner alors que sans doute tu voudrais les nier.
J'aime tant te voir vieux.
Ça veut dire : je te vois.
Ça veut dire : je suis, tu es, nous sommes.