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En 2008, Christchurch m’accueillait avec sa douceur de vivre toute néo-zélandaise.
Aux antipodes, le temps n’est pas le temps.
Déjà, le climat nous déboussole : on part de Paris avec la canicule, on sort de l’avion avec deux pulls.
Notre corps, soumis aux saisons, perd raison.
Même si la force de Coriolis emporte l’eau dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, le jour compte vingt-quatre heures dont chacune nous rapproche inexorablement du jour du retour. Mais si loin des autres, si loin des nôtres, on a vite fait de se couper d’une certaine forme de réel. Je vis à contre-courant, lorsque je ris ma famille dort, lorsqu’elle se languit je rêve.
La Nouvelle Zélande c’est un ailleurs familier, le mode de vie est occidental, le niveau de vie dit développé, rien n’est compliqué si l’on parle un peu anglais et si rouler à gauche ne nous effraie pas. Les kiwis, les fougères arborescentes et les maoris suffisent à se sentir ailleurs mais tout le pays nous accueille avec la simplicité et l’authenticité nécessaires pour se sentir chez soi.
Christchurch en 2008, bien que seconde ville du pays, apparaissait comme un gros village, autour de Cathedral Square, le pittoresque tramway traversait l’Avon où des gondoliers vénitiens s’étaient perdus. L’université de Canterbury nous diffusait des parfums d’Angleterre et ce n’est pas uniquement à cause du nom : enfants en uniformes, pierres de taille grises, cloître suranné.
Je me laissais caressée par le soleil en sirotant un latte de Starbucks, insouciante.
Vivante.
Deux mois auparavant les médecins me disaient cancer, exérèse, greffe.
Ce latte, je m’en souviens encore. Il avait un goût lacté avec un soupçon de café, un goût très normé. C’est justement cela que je retiens, il avait un goût de normalité. Pas celui de la maladie. Juste la vie, banale. Intensément nue. Il ne me fallait rien d’autre : de l’oxygène à mes poumons et un rayon de soleil timide sur ma peau convalescente.
Je suis retournée à Christchurch. 2018.
Rien qu’écrire la date me tire les larmes.
Je suis retournée à Christchurch, comme les poilus retournaient à Verdun, en rescapée qui n’en revient pas d’être là.
Je loge à deux pas de Cathedral Square, à deux pas du latte d’il y a dix ans mais il faut consulter les photos pour s’en persuader.
Christchurch a tremblé, en 2010, en 2011… La cathédrale n’a pas résisté. C’est la première au chevet de laquelle je me rends. La plaie est encore béante, mon cœur se sert. Ce ne sont que quelques pierres mais le temps semble arrêté, remisé derrière les barrières. La vie a continué, devant, autour, mais le corps de la cathédrale reste là, immobile, éventré.
Éventré…
Comme je l’ai été, par deux fois, en 2015.
Je poursuis ma promenade. L’Avon coule toujours paisiblement vers l’Océan Pacifique mais certains bâtiments historiques ont des béquilles, beaucoup ne sont plus là.
Les grues ne chôment pas, les nouvelles résidences poussent, les programmes immobiliers soulignent le dynamisme d’une population qui ne renonce pas. La ville change de siècle, osant toutes les architectures, choisissant des matériaux plus respectueux, plus résistants aussi peut-être. On peut encore voir quelques vieux bâtiments, presque comme des anomalies, témoins d’une page qu’on hésite à tourner.
La ville a changé de visage : des blocks entiers sont vides, les immeubles qui les occupaient ont été rasés. Christchurch doit être la ville avec le plus de parkings au monde : tous ces trous urbains servent provisoirement de stationnement, payant bien sûr, capitalisme oblige. Certains carrefours donnent sur des terrains vagues. Les feux tricolores y gèrent un trafic fantôme. Je marche dans la ville et ressens une grande force. Après la sidération, après le silence et le recueillement, il fait bien vivre, et avancer.
Debout au milieu de ce parking désert, je me souviens des bâtiments d’avant, j’imagine ceux de demain. J’aime voir la vie au-delà des blessures. La ville est meurtrie mais elle renaît, elle ose, elle devient. Les grandes façades aveugles sur lesquelles s’appuyaient des bâtiments disparus accueillent aujourd’hui des fresques colorées pleines d’espoir.
Et cet escalier, que deviendra-t-il ?
Un témoin.
Christchurch est encore Christchurch.
Comme moi, elle garde son identité, son âme qu’une longue histoire a façonné.
Comme moi, elle est un peu en chantier, ses cicatrices les plus visibles ne sont pas forcément les plus douloureuses.
Comme moi, elle est debout, et regarde vers demain.
Comme moi, elle n’oubliera pas.
JE SUIS CHRISTCHURCH.
Christchurch va encore trembler, c’est certain. La péninsule de Banks par sa forme ne peut cacher son passé volcanique, la ceinture de feu n’a pas fini de faire parler d’elle.
Je vais encore trembler, c’est certain. Chaque scanner ramène à la surface la possible récidive, la maladie n’a pas fini de…