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Sur le chemin qui mène plus au Sud encore des antipodes, je suis les traces de James Cook.
On quitte Wellington comme on y arrive : avec une douce facilité, le monde s’ouvre à nous, le monde s’offre à qui regarde l’horizon.
La côte est découpée mais domptée par les hommes qui accrochent aux collines leurs maisons .
Le phare de Pencarrow Head nous laisse partir, bientôt il n’y a que du bleu autour de nous, mer de Tasman. Je crois reconnaître les rivages. Ont-ils changé ? M’ont-ils attendue ? Debout sur le pont du ferry, je suis sereine, je me sens si forte d’être revenue, d’être toujours là. Dix ans de vie, dix ans de survie. Je n’en reviens toujours pas mais aujourd’hui je reviens le traverser, le détroit de Cook. J’ai l’impression que ce bout du monde m’appartient. Ou plutôt d’être à ma place. J’appartiens à ce monde et m’y tiens debout, ne cède pas. Certains rivages me semblent si familiers, mais j’en découvre d’autres. Pourtant, depuis James, le passage n’a pas changé. Est-ce que nous avons changé ? La mémoire fait son œuvre, fixant des images, en supprimant d’autres, sélectionnant, réorganisant. Alors, comme Annie Ernaux écrivait dans Passion Simple cette question qui m’a toujours hantée « où est notre ( mon ? ) histoire ? ». Je peux me demander de même : où est le réel ? Qu’est-ce que connaître ? Toute appréhension est personnelle et partielle. Je suis là, mais j’oublie. Je vis mais ne vois pas tout.
Où est donc notre histoire ? Qu’avons-nous vécu ? Peut-on seulement dire « notre réel » ? Ce que je vis est unique, insaisissable et ne peut être totalement partagé. Chaque événement traverse mon corps et mon âme, je modifie sans le vouloir ce simple vécu pour le faire mien. Un chant polyphonique maori va me tirer les larmes alors que cette femme assise là-bas, qui entend le même chant, pense à son repas du soir et a hâte que ce cirque finisse.
Les Marlborough Soundssont en vue. Je rejoins le pont supérieur pour ne rien manquer. La nature m’entoure, je suis au centre du monde, au cœur de la vie. Comme il y a dix ans. Comme James en 1769. Les rivages sont vierges, abordés par quelques pêcheurs, c’est un univers bicolore : bleu et vert. J’ai mis dans mes oreilles les mêmes musiques pour me faire croire que je suis la même. Derrière le bateau une traînée blanche. Qui va disparaître. Comme ta trace entre mes cuisses.
Y penses-tu seulement, de temps en temps ? Les événements passent par notre propre filtre avant d’exister vraiment. Nous avons partagé des moments mais avons-nous le même vécu ? Je sais que cela a existé, que tu étais là, qu’il y a eu tes doigts sur moi. Le reste, c’est interprétation. Qualifier ces moments, mettre un Nous, c’est mon filtre, ce sont mes désirs. La fusion, la communion, voilà d’utopiques concepts romantiques. Reste le chemin que nous avons partagé, côte à côte, un réel rétréci, presque froid, dépassionné pour que personne ne puisse le nier. Je sais, Annie, où est mon histoire. Elle est en moi. Personne ne peut vraiment en voir l’étendue, la beauté, la folie, la passion. Personne ne saurait ressentir cette faim, décrire mon envie. Elle est si belle mon histoire. J’aime que tu l’aies partagée, en partie, même un instant. Personne ne pourra me la voler. C’est moi qui ai vécu.
Picton se cache encore un peu dans sa baie. La parenthèse introspective entre L’Île du Nord et L’Île du Sud se referme. Je reste immobile sur le pont, apaisée par la majesté de l’endroit, rassurée par sa permanence. L’érosion a fait son œuvre, imperceptiblement, comme le temps sur mon visage mais nous sommes toujours là. Le détroit et moi. Toi et moi.