Nullipare
du latin
nul, égal à zéro
parere, engendrer, accoucher
J’aime toujours les mots.
Celui-là, pourtant si simple et précis, est peu utilisé.
On entend parfois primipare... multipare ?
Cela reste un terme médical, bien froid et cartésien.
Et l’animal n’est pas loin. Ovipare ?
Nul, égal à zéro. Clair, net, simple.
Si simple ?
Comme un jugement de valeur, une désapprobation.
Moi qui fait toujours ( un peu sadiquement j’avoue ) le distinguo avec mes élèves « ton travail, ton attitude est nulle, ça ne veut pas dure que tu es nul », je sais bien que la généralisation est vite faite.
La femme qui n’a pas accouché n’est pas perçue comme complète, pas considérée comme normale.
Tu es nulle, tu n’es pas capable.
Tu es inutile aussi, creuset du vivant, si ton ventre reste mort, à quoi sers-tu ?
Si on n’a pas vécu cette aventure, on ne peut pas être une femme accomplie. Certains vont jusqu’à dire qu’on n’est pas vraiment femme…
Les couples sans enfants sont parfois stigmatisés et subissent une pression de leur famille, de toute la société, on regarde, on suppute, on accuse. En cas d’infertilité, on formulera « madame ne peut avoir d’enfant » alors que parfois c’est de la faute à monsieur.
Et est-ce une faute ?
Juste un fait.
Je n’ai conscience d’aucun traumatisme d’enfance.
Aucune excuse pour justifier une déviance, rien que de la norme.
Est-ce cela qui provoque le hors-norme ?
Non, à vrai dire, j’ai voulu un enfant, je n’en ai pas eu.
J’ai du faire mon deuil.
Un deuil, ce n’est pas l’oubli de l’être aimé.
On peut faire le deuil de ce qui n’a pas existé, car, en pensée, cet enfant vivait.
On doit faire le deuil aussi de la parentalité, de tous ces moments décrits comme uniques, magiques : les premiers pas, les premiers mots « maman », « papa » prononcés maladroitement.
J’aurais voulu qu’il ait tes yeux, j’aurais aimé chercher dans les les traits de son visage les héritages de mes aïeux, j’aurais tant voulu voir ce qu’aurait donné le mélange de nous.
J’ai du enfin faire le deuil de moi-même. La maternité étant le prolongement de soi, la perpétuation à travers un autre, avoir une descendance.
Enfanter, c’est refuser ou repousser sa propre finitude.
Je sais que je suis mortelle.
Je sais que je ne suis rien.
Adios gringo.
Ce n’est pas mon choix.
Mais je ne suis pas triste. C’est juste un fait.
Je suis même heureuse de ne pas être assignée, résumée au rôle de mère.
La maternité, forcement heureuse, permet au sexe féminin de se réaliser, d’accomplir ce pour quoi il est fait. A ce qu’il paraît...
Mais quelle horreur...
En fait, je ne suis pas militante, pas révoltée, mais je suis contente si ma nulliparité dérange.
À ceux qui s’interrogent, je fournis un miroir de conformisme, et leur balance leur incapacité à voir le monde autrement.
Les femmes ont un utérus, elle sont faite pour engendrer, la nature les a destinées à cela.
Ne pas enfanter serait vouloir échapper à sa féminité ? A sa condition ou à son genre ?
Cette idée ne me dérange pas. Je ne me suis jamais sentie femme, jamais sentie homme, juste un être vivant d’attributs féminins.
La classification s’arrête là.
La nulliparité, c’est une question qui me rendrait féministe ! La femme n’est pas qu’un moyen, pas qu’un utérus, le passage obligé pour la bite royale trop feignasse pour faire fructifier seule sa divine semence.
Sois mère et tais-toi.
Je respecte les désirs d’enfants, je les comprends.
Je ne les considère ni comme conformisme, ni comme passivité devant la domination masculine.
Je leur reproche juste de ne pas avoir pris le temps de se poser la question du pourquoi.
Moi j’ai eu la possibilité de me le demander alors que je sais très bien que j’étais bien partie pour enfanter sans réfléchir, « comme tout le monde ».
Mon ventre, je le regarde et il ne me dit rien.
J’ai cherché à le remplir, c’est vrai.
Par le bas. Encore et encore. Viens semer ta graine tout au fond, viens, bine encore.
Par le haut aussi, boulimique de vie.
Péché de chair ou amour de la bonne chair, le ventre s’arrondit mais reste vide.
J’ai eu l’impression de rentrer en moi, de me faire bouffer par ce gouffre non comblé, de me recroqueviller, de mourir par le vide, comme aspirée à l’intérieur de mon corps sec, attirée par le néant, un trou noir.
Mon ventre, je le regarde encore aujourd’hui.
Raccommodé, cicatrisé, détruit, reconstruit.
Quiconque a déjà vu une laparotomie ne pourra plus enlever ces images de sa tête, un corps ouvert et toutes les viscères sorties, délicatement.
C’est ce qu’on m’a fait.
Le chirurgien a plongé ses mains en moi et n’a pas trouvé d’enfant, pas un petit être qui traîne, qui se cache. Il a bien regardé partout, enlever l’appendicite par prévention. Il a trouvé la métastase et il a du couper, nettoyer et raccorder les tuyaux, mes boyaux.
Puis il a essayé de tout remettre en place et de refermer.
Comme si de rien n’était, ni vu ni connu, rien conçu.
Et quelques mois plus tard il a du recommencer, ré-inciser pour aller encore chercher la métastase planquée, isolée.
En voyant mon ventre tout déformé, distendu, les vergetures, en voyant la cicatrice, bien que verticale, on pourrait se dire qu’un enfant est passé par là.
Mais non.
Mon ventre est mon histoire, toutes mes histoires.