Il a beaucoup plu ces derniers jours.
Inondations, sols saturés...
Ça y est, ils réapparaissent à mes yeux : les méandres recoupés, les méandres oubliés, souvenirs d'un ancien cours.
Je les regarde et je pense invariablement à toi, à ces temps où toi aussi, tu traversais ma vie.
J'ai écrit le texte qui suit en 2008, c'était une lettre.
Je le publie aujourd'hui, expurgé des allusions personnelles.
Je suis géographe.
Je regarde le paysage qui m’entoure avec d’autres yeux, je suis sensible à ça, à la Terre qui me parle. Si je cherche les extrêmes dans mes voyages - déserts, volcans, glaciers, geysers - je sais toujours m’émerveiller des paysages aperçus au travers de la vitre d’un TGV, depuis le hublot d’un avion. Même les chemins que je connais par cœur savent me révéler leurs secrets au fil des saisons. Mon émerveillement peut n’avoir rien d’esthétique ou de romantique, être uniquement scientifique, tiens une loupe de solifluxion…
Je regarde ces champs gorgés d’eau, ces rivières gonflées. A la faveur de la fonte des neiges vosgiennes, des précipitations cumulées, on peut, à condition de regarder, voir réapparaître dans les prés les méandres oubliés, les bras morts qui disparaissent à nos yeux en période d’étiage.
Je pense à toi, comme une évidence.
Tu es un méandre endormi dans ma vie.
Une comparaison si évidente.
Tu es toujours là, l’eau de mon quotidien ne passe plus par toi, la plupart de l’année on pense qu’il n’y a plus de trace de toi mais lorsqu’un trop-plein survient comme les nappes phréatiques viennent à affleurer, on peut te voir. Visible ou caché, tu resteras éternellement dans le lit de la rivière que je suis, même la plus forte des érosions ne peut effacer ces traces que l’archéo-géologie traduiront sans mal.
Cette idée me trotte dans la tête sans que j’en cherche la raison : tu es un de mes méandres.
Je me demande s’il y a un nom particulier à ces méandres-là, qu’on ne voit pas tout le temps.
Je prends la Bible, Max Derruau et son précis de géomorphologie. Je retrouve ces mots que l’on n'emploie jamais, dont pour la plupart j’ai oublié le sens depuis la fac : drumlin, pipkrake, pédiment, poudingue, ouvala, tombolo…
Cette grosse bible pour géographe adepte de géographie physique peut être un cauchemar mais l’opposition entre géographie physique et géographie humaine n’est plus très à la mode, on parle plus volontiers de géographie systémique, où le physique et l’humain s’interpénètrent, aujourd’hui on néglige la géographie physique trop complexe et trop décalée des préoccupations actuelles plus économiques, mondialisation oblige.
Les méandres participent à l’érosion.
Je me mets à imaginer que l’étymologie d’érosion, tout comme érotisme, conduit à Eros et non pas à erosio, erodere (= ronger).
Je regarde ce schéma.
La vie partirait-elle d’un tracé tortueux, les tourments de l’adolescence, pour tendre à la maturité vers un tracé rectiligne.
Tu serais donc un bras mort, mon ox-bow, à côté mais toujours là, ( fig 5 ).
Je lis l’article sur les méandres et m’en amuse immédiatement,
Tout le vocabulaire spécifique à la géographie physique peut raconter mon histoire : le lit apparent, le courant vient lécher, la mouille de la rive, l’accident fait vibrer la tracé…
Je me demande si l’on peut établir des règles communes, appliquer des formules mathématiques, si nos petites existences sont dirigées par des règles physiques universelles.
A priori oui, puisque nous subissons la gravité par exemple…
La lecture est déjà coquine lorsqu’on a en tête que tu es mon méandre.
J’imagine une deuxième version en changeant à peine quelques mots du texte mais en gardant toujours la même structure de phrase, puis une troisième, puis une quatrième.
Tout devient de plus en plus explicite.
Le lit apparent devient lit conjugal, vie à deux et enfin vie sexuelle, les méandres restent méandres en pensant à toi puis se libèrent pour devenir amants.
De nombreuses phrases ne veulent objectivement rien dire mais l’imagination fait parler ces mots et leur donnent parfois un sens plus fort encore.
Bien sûr, hormis le texte original de géomorphologie, il ne faut chercher ni révélation ni vérités mais je trouve que parfois un mot perdu dans une phrase qui n’est pas la sienne souligne à merveille une faille personnelle.
A vous de juger…
1. Max Derruau, Précis de géomorphologie, ed. Masson
Deuxième section : l’érosion : versants, cours d’eau, aplanissements
Chapitre VII : problèmes de tracé : les méandres
Le lit apparent peut aussi présenter des sinuosités ; cependant on n'appelle pas méandre toutes les sinuosités, mais on réserve ce terme à un tracé qui s’écarte sans raison apparente de la direction de l’écoulement pour y revenir après avoir décrit une courbe prononcée.
Le méandre est un trait fréquent des tracés fluviaux : on en trouve sur des rivières calmes comme la Seine, mais aussi sur des rivières rapides comme la Moselle (…) Il est rare qu’un cours d’eau décrive des méandres sur de longues sections de son cours : de courtes sections à méandres alternent généralement avec des sections à simples sinuosités ; d’autres fois, un méandre isolé rompt la monotonie d’un tracé peu sinueux (…)
Un méandre et même une sinuosité ont tendance à s’exagérer. En effet, le courant principal est déporté du côté extérieur du méandre, c’est-à-dire qu’il passe tout près de la rive concave (…). Dans une série de méandres, le courant vient donc lécher successivement la rive droite et la rive gauche en décrivant les sinuosités plus grandes que l’axe du lit apparent et en tendant à exagérer ces sinuosités puisque le lieu des plus grandes vitesses est celui de l’érosion maxima. (…). Dans ce cas d’une berge de roche tendre, l’éboulement de la berge se fait pendant les décrues ; quand les eaux sont au niveau le plus élevé, malgré la violence du courant, il ne se produit que rarement parce que la rive est rendue cohérente par l’imbibition d’eau ; pendant la décrue en revanche, la baisse de la pression hydrostatique décolle un pan de la berge, d’autant plus que la mouille au pied de la rive a été dangereusement surcreusée par la crue.
A force de s’accentuer, deux méandres voisins peuvent se recouper (…) Une fois le recoupement réalisé, il reste de l’ancien méandre un bras mort, comme ceux que l’on nomme ox-bow (collier de bœuf) dans la vallée du Mississippi. (…)
En même temps que les méandres s’exagèrent, ils migrent vers l’aval. (…) La véritable explication est qu’il faut un certain temps pour que la ligne des plus grandes vitesses atteigne son déplacement maximum vers la rive concave. (…) Autre conséquence curieuse : une petite rivière peut être captée par un méandre migrant.
Tous les cours d’eau ne méandrent pas ; les cours d’eau qui méandrent ne le font pas sur toute leur longueur ; certaines de leur sinuosités ne s’exagèrent pas puisqu’il y a des sections sans méandres.
Une rivière qui a surtout une charge en suspension est sujette aux méandres.(…)
On a longtemps cru à tort que les méandres ne se formaient que si la pente était particulièrement faible et quand le cours d’eau, au terme de son évolution, devenait incapable de creuser et remblayait. Il y a là une double erreur. De l’une (…) en fin d’évolution, une rivière ne tend pas nécessairement vers le remblaiement ; la seconde consiste à assimiler méandre et impuissance du cours d’eau, alors que c’est en fait le contraire : l’évolution du méandre suppose une certaine puissance nette ; le méandre est une forme de creusement ou d’équilibre, non de remblaiement.
Certains méandres apparaissent comme des tracés d’adaptation à la structure. Une telle adaptation peut même conduire une rivière à méandrer et à garder un tracé à méandres en aval de l’accident structural, comme si l’accident faisait « vibrer » le tracé.
Cependant, dans la plupart des cas, les sections à méandres correspondent bien à un équilibre entre la puissance du cours d’eau et la résistance de la roche encaissante. Ces conditions se modifient suivant la géologie de la région traversée et suivant les apports des confluences. D’autre part, avec les variations climatiques, les aptitudes d’un cours d’eau à méandrer se modifient dans un sens ou dans l’autre, et actuellement, certains méandres sont actifs, d’autres en voie de régression.
2. Jeanne Magnani, De la métaphore géographique, coll. U.
Deuxième section : l’érosion : pentes glissantes, cours d’eau, mises à plat
Chapitre VII : problèmes de parcours : les méandres
Le lit conjugal peut aussi présenter des accrocs ; cependant on n'appelle pas méandre toutes les lâchetés, mais on réserve ce terme à un épisode qui s’écarte sans raison apparente de la direction de l’écoulement général de la vie pour y revenir après avoir décrit un écart prononcé.
Le méandre est un trait fréquent des itinéraires conjugaux : on en trouve avec des femmes calmes comme les Normandes, mais aussi sur des femmes plus tempétueuses comme les Mosellanes. Il est rare qu’une femme mariée décrive des méandres sur de longues période de sa vie : de courtes sections à méandres alternent généralement avec des sections à simple activité ; d’autres fois, un méandre isolé rompt la monotonie d’une vie peu mouvementée.
Un méandre et même une infidélité ont tendance à s’exagérer. En effet, le sens général de la vie est déporté du côté du méandre, c’est-à-dire qu’il passe tout près de la rupture. Dans une série de méandres, le désir vient donc lécher successivement le pour et le contre en décrivant les sinuosités plus grandes que l’axe du lit conjugal et en tendant à exagérer ces sinuosités puisque le lieu des plus grands dérapages est celui du danger maxima. Dans ce cas d’un époux de cœur tendre, l’écroulement du pacte se fait pendant les accalmies ; quand les tumultes sont au niveau le plus élevé, malgré la violence de la trahison, il ne se produit que rarement parce que la base est rendue cohérente par la tension ambiante ; pendant l’accalmie en revanche, la baisse de la pression adultérine décolle un pan des stratagèmes, d’autant plus que la mouille au pied de la femme a été dangereusement surcreusée par l’expérience.
A force de jouer, deux méandres voisins peuvent se substituer. Une fois le recoupement réalisé, il reste de l’ancien méandre un partenaire inactif, comme ceux que l’on nomme sleepy-cock (robinet endormi) dans la vallée des Poupées.
En même temps que les méandres s’amplifient, ils migrent vers l’obscur. La véritable explication est qu’il faut un certain temps pour que la ligne des plus grands désirs atteigne son stade maximum vers la rive du besoin. Autre conséquence curieuse : une petite passade peut être captée par un méandre migrant.
Toutes les femmes ne méandrent pas ; les femmes qui méandrent ne le font pas sur toute leur vie ; certaines de leurs lâchetés ne s’exagèrent pas puisqu’il y a des moments sans méandres.
Une femme qui a surtout une surcharge en sensations est sujette aux méandres.
On a longtemps cru à tort que les méandres ne se présentaient que si l’entente était particulièrement faible et quand la femme, au terme de sa réflexion, devenait incapable de résister et cédait. Il y a là une double erreur. De l’une en fin de réflexion, une femme ne tend pas nécessairement vers le détournement ; la seconde consiste à assimiler méandre et impuissance de la femme, alors que c’est en fait le contraire : l’évolution du méandre suppose une certaine puissance nette ; le méandre est une forme d’évasion ou d’équilibre, non de substitution.
Certains méandres apparaissent comme des parcours d’adaptation aux circonstances. Une telle adaptation peut même conduire une femme à méandrer et à garder un tracé à méandres en aval de l’accident charnel, comme si l’accident faisait « vibrer » son itinéraire.
Cependant, dans la plupart des cas, les périodes à méandres correspondent bien à un équilibre entre la puissance de la femme et la résistance du partenaire encaissant. Ces conditions se modifient suivant le caractère de la zone érogène et suivant les apports des rencontres. D’autre part, avec les variations d’humeur, les aptitudes d’une femme à méandrer se modifient dans un sens ou dans l’autre, et actuellement, certains méandres sont actifs, d’autres en voie d’abandon.
3. Jeanne M. , Big gang-bang théorie, Grasset
Deuxième vie : l’érosion du couple : amant, fuites, retour
Chapitre VII : accrocs au contrat : les amants
La vie à deux peut aussi présenter des accrocs ; cependant on n'appelle pas amant tous les accidents, mais on réserve ce terme à un être qui amène à s’écarter sans raison apparente du droit chemin pour y revenir après avoir décrit un écart prononcé.
L’amant est un trait fréquent des relations amoureuses : on en trouve avec des couples calmes comme les traditionalistes, mais aussi sur des couples plus libérés comme les échangistes. Il est rare qu’une femme fréquente des amants sur de longues périodes de sa vie : de courtes expériences avec des amants alternent généralement avec des moments à simple partenaire ; d’autres fois, un amant isolé rompt la monotonie d’une vie bien rangée.
Un amant et même un flirt ont tendance à s’exagérer. En effet, le centre d’intérêt principal est déporté du côté extérieur de l’amant, c’est-à-dire qu’il passe tout près de la séparation du couple. Dans une série d’amants, le désir vient donc lécher successivement l’attrait pour le nouveau et le rejet de cette possibilité en décrivant des hésitations plus grandes que l’existence même du couple officiel et en tendant à exagérer ces infidélités puisque le lieu des plus grands vertiges est celui du danger maxima. Dans le cas d’un partenaire fragile, l’éclatement du couple se fait pendant les périodes calmes ; quand les incartades sont au niveau le plus élevé, malgré la violence de la trahison, il ne se produit que rarement parce que le couple est rendu cohérent par l’occupation adultérine ; pendant le retour au calme en revanche, la baisse de la vigilance dévoile un pan de la supercherie, d’autant plus que la mouille de la femme a été dangereusement suscitée par l’infidélité.
A force d’intriguer, deux amants voisins peuvent se mélanger. Une fois le recoupement réalisé, il reste de l’ancien amant un arroseur arrosé, comme ceux que l’on nomme joke-turkey (dindon de la farce) dans la vallée du Charivari.
En même temps que les amants s’embrouillent, ils migrent vers le fatal. La véritable explication est qu’il faut un certain temps pour que le désir de plus grands vertiges atteigne son degré maximum vers le côté clandestin. Autre conséquence curieuse : une petite satisfaction peut être apportée par un amant de passage.
Toutes les femmes en couple n’ont pas d’amants; les femmes qui ont des amants ne le font pas durant toute leur vie ; certaines de leur infidélités ne dégénèrent pas puisqu’il y a des périodes d’entente conjugale.
Une femme qui a surtout une vie en suspend est sujette aux amants.
On a longtemps cru à tort que les amants ne se développaient que si l’amour du couple était particulièrement faible et quand la femme, au terme de ses tergiversations, devenait incapable de se raisonner et cédait. Il y a là une double erreur. De l’une en fin de tergiversation, une femme ne tend pas nécessairement vers l’adultère ; la seconde consiste à assimiler amant et impuissance de la femme, alors que c’est en fait le contraire : l’évolution de l’amant suppose une certaine puissance nette ; l’amant est une forme d’affirmation ou d’équilibre, non de détournement.
Certains amants apparaissent comme des voies d’adaptation à sa nature. Une telle adaptation peut même conduire une femme à tromper et à garder un penchant pour l’infidélité après le passage à l’acte, comme si l’accident faisait « vibrer » sa vie.
Cependant, dans la plupart des cas, les moments à amants correspondent bien à un équilibre entre la puissance de la femme et la résistance du couple encaissant. Ces conditions se modifient suivant la nature des engagements du couple et suivant les apports des expériences. D’autre part, avec les variations des besoins, les aptitudes d’une femme à prendre amant se modifient dans un sens ou dans l’autre, et actuellement, certains amants sont actifs, d’autres en voie de disparition.