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  • Ma vie ordinaire

    Grosse journée pour un vendredi, 9 février.

    Deux heures de cours supplémentaires, il faut bien occuper la jeunesse, pallier les déficiences du système, arrondir le chiffre en bas de la feuille, à la fin du mois.

    L’assemblée générale de l’association du foyer culturel que je fréquente a lieu à 18 h. Faire acte de présence, assurer de mon soutien, attendre le verre de l’amitié. Le bilan d’activité est accepté à l’unanimité. Comment s’opposer à ce qui est révolu ? Les préposés à l’ouverture des bouteilles sont, eux aussi, bénévoles et peu expérimentés. Une mamie se prend pour Lewis Hamilton et arrose la tablée. Le pain garni est artisanal, frais et plutôt bon. Certaines femmes se précipitent sur les toasts au saumon, font la grimace quand elles tombent sur du pâté. Les hommes tendent des verres aux femmes en premier sans qu’aucune ne trouve à redire, sans se sentir harcelée. On m’accroche, on me salue, je vais de groupe en groupe. Les conversations se mêlent, les cercles de connaissances se mélangent. « Je ne savais pas que tu jouais au théâtre... ». On me tape sur l’épaule, on use et abuse de mon prénom comme pour bien souligner qu’on le connaît - je n’ai pas dit « on ME connaît » -. Je partage un verre avec Monique et Ginette. Ce ne sont pas des prénoms inventés, ce sont de vraies femmes, de la vraie vie. Avec leurs histoires, leurs problèmes et leurs petits bonheurs. Tout le monde est heureux d’être là, les grincheux sont restés chez eux. Tous les échanges sur l’instant sont passionnants.

    Les plats se vident, la salle aussi. Je quitte l’assemblée pour rejoindre mon canapé, à pied.

    Le thermomètre est passé sous zéro depuis quelques jours déjà, je remonte mon col en pensant aux Parisiens effrayés sous la neige et j’avance sous les lueurs oranger des réverbères. Les immeubles de la rue Roth sont majestueux, les lumières des appartements nous permettent de pénétrer dans ces univers désuets, un rien prussien. Je rejoins mon logement à pied, de l’autre côté de la rivière. J’habite rive gauche. J’aime pouvoir me déplacer à pied, n’avoir que dix minutes de marche pour rejoindre les endroits stratégiques : médecins, travail, salle de spectacle, cinémas, restaurants… J’aime avancer dans la ville désertée, les mains dans les poches. Il fait nuit. Tout est calme. Pas de vent, le froid ne me saisit pas, le crémant me réchauffe encore le ventre.

    Je marche et emplis mes poumons, comme souvent, avec une certaine joie. Que j’aime le mot plénitude ! Un instant je me demande si je suis saoule. L’alcool sans doute a fait tomber mes barrières, a effacé le masque de solennité qu’une prof revêt par habitude. Je m’arrête sur le pont des Alliés. Sans penser à la guerre, sans penser à nos libérateurs.

    Je veux fixer cet instant.

    Il ne se passe rien. Je suis bien.

    Je suis cette femme qui quitte un vin d’honneur pour rejoindre son canapé.

    Je n’ai pas honte de cette vie.

    Qu’importe la simplicité, l’essentiel est dans l’authenticité.

    Je regarde l’eau s’écouler sous le pont.

    Comme autant d’années déjà vécues.

    Je pense à toi.

    À ce que n’a pas été ma vie.

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    Je ne me souviens pas avoir eu d’idée arrêtée sur mon avenir.

    Enfant, j’épousais les modèles que me proposait une société traditionaliste : je me marierai, j’aurai des enfants, une belle maison, on s’aimera, on sera heureux. Qui se demande vraiment si c’est ce qu’il désire ? On suit des exemples, sont-ils exemplaires ?

    J’avais beau m’être engagée dans des études de géographie, je ne me voyais que devenir professeur. J’aurais dû me poser plus de questions, envisager d’autres métiers, spécialiste en hydrologie, consultante en modes de vie, pour protéger le monde des hommes. Mais je n’y ai pas pensé, je n’ai donc jamais hésité, je ne regrette rien.

    Je ne me voyais pas vieille.

    Je nous voyais ensemble.

    Comment cela pouvait-il être autrement ?

    Je me voyais habiter avec toi, à la capitale, dans un appartement haussmannien, avec un salon où les amis s’asseyent par terre et repoussent la nuit dans des discussions engagées, un verre à la main. Il y avait quelques visages connus dans ces visions, et surtout le tien.

    Nous n’avions aucun quotidien.

    Mon cerveau recréait de la normalité au futur à partir de ces liens hors de l’ordinaire.

     

    Un automobiliste klaxonne au feu rouge, sur le pont, les gens sont impatients.

    Avec la nuit, les rideaux se sont fermés, les rues commerçantes se sont vidées. J’avance, tête relevée, dans cet univers qui m’est devenu familier : le restaurant japonais, l’opticien, la boulangerie du coin. Je passe le pont du chemin de fer, j’arrive à ma rue, je saisis déjà mes clés. Hall, porte d’entrée derrière moi refermée. Il fait chaud. J’allume. Il est là, mon canapé.

     

    La semaine prochaine, à Pétra je sais déjà que je m’arrêterai, comme sur ce pont, pour regarder ma vie. Je poserai ma main sur la roche du canyon pour m’assurer du réel, je caresserai ces millions d’années d’érosion, d’émotion.

    Mon univers est en moi.

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