1909-1997
Je la revois sur la chaise devant sa maison, si calme, paisible doyenne, détentrice de tous les secrets.
Depuis mon enfance je la regardais sans tout comprendre, mais je ressentais tellement…
Aller à Hotviller, c’était comme remonter le temps, pas seulement parce que nous rejoignions une partie de la Moselle à la ruralité exacerbée, mais aussi parce que nous remontions le temps, nous remontions à l’arbre généalogique. J’ai une image sombre de cette maison familiale, construite par mon arrière grand-père, maçon-agriculteur, parce que nous étions nombreux autour de la table, parce que les maisons d’autrefois étaient profondes, aux murs épais, aux murmures lancinants, aux ouvertures comptées, forteresses tribales. Image sombre mais chaleureuse, brûlante à mon souvenir, une idée de la veille médiévale, tous assemblés, réunions autour d’un feu qui portait son prénom : Anna.
Nous n’avons jamais parlé en adultes ensemble, encore moins en femmes.
Je le regrette mais je peux puiser dans ses silences passés les conseils pour aujourd’hui avancer.
Elle ne parlait pas beaucoup, comme les vieux, son corps existait dans un monde qui lui était devenu étranger, son cœur et ses tripes étaient restés en arrière, elle avait fait assez de guerres pour vivre et renoncer à la lutte de l’existence.
La semaine dernière, alors que ma voiture passait devant une porte fortifiée de Metz, j’ai manqué d’air.
J’ai repensé à elle, sous ce soleil insolent d’automne.
A elle et son amour pour Joseph.
Joseph ayant nourri un aviateur anglais tombé dans son champ en 1944, a échappé de peu à la déportation pour assistance à ennemi en temps de guerre par le régime nazi.
La paix signée, les Français l’enfermèrent à Queuleu pour avoir livré ce même aviateur aux Allemands, crime dont il fut blanchi après quatre mois d’enferment.
Quatre mois d’incertitude pour Anna et ses deux filles.
Elle a écrit ce poème :
Gedanken an einen Zivilgefangenen Pensées à un prisonnier civil
Hinter Queuleu’s hohen Mauern
Dans les haut murs de Fort Queuleu
Sitzt mein Gatte lieb und traut,
Mon cher et pauvre époux gémit
Schlafet dort auf kaltem Boden
La terre est froide au malheureux
Von Heimatglück und Lieb’ beraubt.
Sans sa famille et sa fratrie.
Und die Wächter, fast Halunken,
Et les gardiens, presque bandits
Die die Arbeit nicht erdacht,
Qui n’ont jamais vu de travail
Suchen noch das wegzuschmuggeln
Veulent encor voler, la nuit
Das dem Liebsten man hin’bracht.
Ce qu’on lui porte en victuailles.
Meiner Kinder Hände heben
Les mains levées vers toi Seigneur,
Tag und Nacht sich zum Gebet,
Entends mes deux petits enfants
Wie es wohl dem guten Vater
Les yeux voilés, séchant leurs pleurs,
Dort im Fort von Queuleu geht.
Te priant pour leur père absent.
Lieber Gott im Himmel droben
Vois l’inquiétude et nos chagrins
Sieh das Elend, sieh die Not,
Et nous redonne, ô bon Pasteur,
Schenk’mir meinen Gatten wieder
Aux enfants leur feu et leur pain
Meiner Kinder Herd und Brot.
A moi la moitié de mon coeur.
Celle que nous appelions tendrement Oma nous cachait ses peurs, ne nous a jamais parlé du deuil de ses rêves, mais nous ressentions.
Je ressentais.
Parfois tout cela remonte, en marchant dans des rues ensoleillées, on peut parfois se souvenir des ombres. C’est peut-être pour cela que je regarde toujours au sol. L’ombre des hommes, leur totale dimension, le vu et le tu.
Penser à cela ne me ralentit pas, et si des larmes coulent elles libèrent, l’air à mes poumons est aussi douloureux qu’au premier jour, celui du cri au sortir de ma mère, mais je me sens si bien, si heureuse d’être, simplement.
Trop émue un instant sans doute par tous ces vécus qui m’ont menée où je suis.
Tout cela me rend si forte…