D'aussi loin que je me souvienne, chez mémé, on boit du café.
A toute heure.
Au litre.
J 'ai des souvenirs qui remontent avant ma première gorgée.
Mémé préparait le café à partir de grains, le café c'était donc déjà d'abord un concert, pas très harmonieux, mes oreilles ont connu mieux.
On sort les tasses Arcopal à petites fleurs bleues, et tout le monde se regroupe autour. On verse le breuvage noir et les langues se délient, élixir amenant les souvenirs, élixir éclairant l'avenir.
Le café fait le lien entre les hommes, Zola dans Germinal évoquait l'attachement des mineurs pour leur petit noir. Pour ces gueules de la même couleur, le café était une denrée aussi importante que le pain, allongée ou pas avec de la chicorée.
« Tous les jours les femmes dins les corons
chacun lu tour s'invitent à lu mason
A pein' qué s'n homme i-a torné l'coin dé l'rue
in vot Simone un bot eun' goutte d'jus
ed'pus aïer i'n'n'a à s'raconté
et ch'est bin miux in buvant sin café »
J'ai toujours bu du café, au litre.
Rien à voir avec les expresso, chez mémé la convivialité est diluée. Ce n'est pas non plus du jus de chaussette, rien à voir avec le jus de dosette, non, c'est le café de mémé.
La boisson compte moins que le moment, le breuvage compte moins que le partage.
« L'café d'ichi té l'bos fauque à chuchette
Hmmm ch'est du bon ch'est point du jus d'cauchette
All'z'ont du faire un stage à l'Brésil
Car lu café ch'est pas dé l'camomille »
Mémé ne demande pas si on veut un café, elle en fait et on en boit, ça fait partie de la visite, ça fait partie de notre rite.
On peut prendre du lait.
Ou pas.
On peut prendre du sucre.
Ou pas.
Mais si on prend du sucre...
Chez mémé, on boit son café à la sucette.
Sans cuillère.
C'est tout un art, de tremper son sucre dans son café.
Quelques secondes pour l'imbiber, pas trop le plonger, pas trop longtemps. Le café tente de remonter par capillarité, le duel est lancé. Sans tarder on place le sucre sur la langue, on approche la tasse des lèvres et l'on procède au mélange, magique, dans la bouche seulement. Le sucre continue de fondre, libérant ses substances édulcorées, le café passe, des lèvres à la gorge, emportant avec lui le doux encore un rien croquant.
On ne boit pas un café sucré chez mémé, on boit un café avec du sucre.
Mémé avale son café et se tait. Elle semble partie ailleurs. Elle déguste son café, elle en a tant dégusté dans sa vie, des cafés, des bonheurs et des douleurs.
Encore une gorgée de café noir, et le sucre fuit comme un rêve...
Mémé revient parmi nous et l'on poursuit la conversation.
Elle a fait beaucoup de chemin, mémé. Et elle est encore là.
J'ai fait beaucoup de chemin aussi. Et je suis encore là.
« Qué d's escuss's pou faire eun' tiot' parlote
J'n'a pus d'thym i m'minque eune échalotte
Hûreus'mint qu'dins chaqu' mason dé l'rue
el' caf'tière alle est toudis su l'fu
cha réconforte d'avoir eun' bonn' voisine
Qu' cha sot Frinçoise Suzanne o bin Pauline
Allez Nelly arvers's me z'in eun' tasse »
Nous continuons à boire du café, à toute heure, au litre.
Même si, à quatre-vingt ans passés, elle réduit les quantités, même si elle plus attention à l'heure, même si elle ne prend plus qu'un demi-sucre par tasse...
Mémé n'a plus la force de casser ses morceaux de sucre en deux, ses muscles faiblissent avec les ans, ses doigts sont moins agiles avec tous les traitements.
A chaque fois que je vais chez mémé, discrètement, je me mets à casser tous ses morceaux de sucre en deux, pour lui faciliter le café pendant quelques jours, à défaut de lui faciliter la Vie pour quelques années.
Je sais que mon père fait de même lorsqu'il va la voir.
Casser du sucre pour mémé, c'est un tout petit geste, un geste de rien, mais qui me fait tellement de bien.
Ma façon de dire à mémé que je l'aime, ma façon de très humblement m'occuper d'elle...
citations : « Eun' goutt' ed' jus » de Edmond Tanière