C’est la fin du printemps, il fait beau, j’ai 10 ans.
Je virevolte sur la balançoire, je manque de toucher les nuages et repars de plus belle, tentant de réchauffer la plante de mes pieds au soleil, la corde qui craque et le crochet qui grince jouent la symphonie de l’enfance. Je me balance et à chaque mouvement s’approchent de mon visage les énormes cerises napoléon que j’aime tant croquer. Je m’impatiente, je dois encore attendre qu’elles deviennent presque noires pour les savourer.
Je vois aussi les fleurs dont je ferai un bouquet pour ramener à mon institutrice….
Je crois que je suis Candy…
Mais elle rêve et elle imagine
Tous les soirs en s'endormant
Que le petit prince des collines
Vient lui parler doucement…
Je me balance et je vole, je suis légère, ivre du vent à mes oreilles.
Non, c'est la maison qui s’avance et qui recule, ce n’est pas moi qui me balance, c’est le monde qui tourne autour de moi…
Sur le mur est accrochée la cage du canari, il chante si bien, faisant la fierté de mon grand-père. Il rivalise avec les moineaux sauvages et vulgaires avec son jaune plumage et sa gorge déployée.
C’est amusant un oiseau en cage dans un havre de verdure…
Il y a tous ces éléments de décor que j’ai vu mille fois...
Mais il y a un plus, le petit élément qui grave à jamais ces instants et ravit tous les sens : le son du canari, de la balançoire, du vent à mes oreilles, la vue de la nature immense autour de moi ; le toucher de la corde qui fait rougir mes mains tellement je me sers fort pour monter plus haut ; l’odeur des fleurs et…. Une autre odeur plus humaine, une odeur qui déjà m’allèche et ravira mon dernier sens, celui du goût : les grumberkichle qui grillent dans leur bain huileux.
Ma grand-mère est une cuisinière hors paire, une femme de fourneaux qui n’hésite pas à prendre 7 heures pour faire le gâteau justement nommé siebenstundenkuchen. Ses boulettes de viande ( fleischkiechle ) ses légumes du jardin, ses beignets… et ses grumberkichle !!!
Jamais je n’en ai mangé de pareilles.
Il faisait beau, je me balance et en guise de goûter j’ai eu des crêpes de pomme de terre, des râpées comme on dit parfois.
Elle préparait le repas du soir mais on a tout mangé au goûter tellement c’était délicieux,
Aucune notion de péché, mais tellement de gourmandise, aucune notion de calories encore, juste le plaisir nu de la dégustation des produits simples magiquement associés.
J’ai souvent tenté de refaire ces grumberkichle.
J’ai toujours été déçue.
Cela ne veut pas dire que je ne réussis pas la recette.
Mais la jeunesse a fixé ce moment unique, je le garde au fond de moi, j’en salive encore, je sais que je ne retrouverai pas cette sensation, mais encore une fois, je peux dire avec grand émerveillement que c’est moi qui ai vécu, j’ai connu ce moment, je m’en souviens, j’ai aimé !
En évoquant cet instant fugace mais ancré, j’ai éprouvé de la peine : se pouvait-il que je n’ai que des souvenirs de la cuisine de ma grand-mère maternelle ? Alors que je suis involontairement la prunelle de ma grand-mère paternelle… ? Un sentiment de culpabilité est né.
Ma seconde grand-mère…
Je me souviens du beurre et de l’odeur du beurre, racines normandes oblige mais si je dois retenir une ivresse du goût… Oui !
Les crêpes du mercredi après-midi !
Leur rareté en a fait la légende.
Le cérémonial répété a fait le reste. La pâte est excellente, une recette du nord, à la bière. Mais les crêpes, à la poêle sur le gaz, c’est grand-père qui les fait sauter. La seule occasion d’aller derrière les fourneaux, faire sauter les crêpes, sa mission, un travail d’homme pour ce colosse au coeur si tendre.
Je pense à eux à chaque fois que j’en fais chez moi.
Je pense à eux.
Une histoire de couple.
Il faudra que je vous reparle d’eux…