" Grâce à eux
je sais
qui je suis..."
ça m'a beaucoup vexée, Pedro, lorsqu'un jour tu as sous-entendu que je ne faisais pas vraiment partie du même pays, que la proximité de cette frontière me rendait déjà étrangère. Moi qui ai une si haute idée de la patrie, de la nation, qui connais une exaltation idéologique à la simple évocation de la notion de république…
Même avec toi, Amor, je n'ai pas trouvé les mots…
Parce que ceux qui n'ont pas vécu ici ne savent pas, ne sentent pas ce que la terre essaie de digérer, ce que la vie a imposé aux hommes d'ici. On ne parle pas de déportés, mais de déplacés.
Petite déjà, j’étais fascinée par ces gens qui du jour au lendemain, sans rien changer dans leur vie, changeaient de nationalité, ces gens qui en moins d’un siècle, de 1870 à 1945, on changé quatre fois de camp sans qu’on leur demande jamais de choisir. On parle en fait d’annexion dès 1648. On peut donc parler de peuple, mon peuple, dans la définition d’Ernest Renan, trois siècles sont bien suffisants pour définir un groupe de personnes qui partage une histoire.
Qui sont ces gens ? Et d’où est-ce que je viens ? Anna et Joseph, mes arrière-grands parents dans la tourmente, Cécile ma grand-mère adolescente sous le nazisme…
Il me manquait le mot. On parle vite de l’Alsace-Moselle et de sa particularité. Il est vrai que je ne suis pas seulement Lorraine. Mais pas Mosellane non plus. Les limites des départements français d’aujourd’hui ne correspondent en rien à la géographie d’hier.
Je suis « Lothringer ».
Un peu de nulle part, d’une région qui n’existe plus. Comme un peu déracinée. Privée de son passé. Avec le recul j’en découvre la richesse, je suis au-dessus des camps.
Un avion allié s’est écrasé dans un champ, confié à l’exploitation de mon arrière-grand-père déplacé. Arrêté par la Gestapo pour avoir osé nourrir un ennemi du Reich et arrêté quelques mois plus tard par la Résistance pour ne pas avoir assez aidé un ennemi du Reich. Joseph avait forcément tort… Je suis issue de ces anonymes, au milieu, victimes de la frontière, de ces gens ordinaires qui se sont trouvés à cet endroit et qui voulaient juste vivre.
Obéir ou désobéir, mais à qui ?
Je revois Joseph, j’étais enfant, il me donnait l’image d’un vieux colosse, d’un sage. A dix ans on est trop jeune pour discuter de la guerre avec son arrière-grand-père. Il ne disait rien, je me rappelle de cela : un colosse muet. Et ses yeux qui me transmettaient ce recul que je comprends aujourd’hui.
Il ne disait rien parce que les mots n’existent pas.
Il ne disait rien car il ne savait plus s’il devait s’exprimer en allemand ou en français, il aurait forcément eu tort.
Lothringer, il y a cela en moi.
" Grâce à eux je sais qui je suis...", chantait Bachelet sur les Corons. Un jour je parlerai de cette autre partie de moi, la fille de l'Est vient aussi un peu du Nord...
(http://jeanneovertheworld.hautetfort.com/archive/2009/05/17/ti-ch-taime.html#more )
Commentaires
Bonjour,
Merci de dire aussi bien ce que je ressents...