Moi, ce que j’aime, ce sont les traces.
Ces témoins immobiles et muets qui nous disent :
il y a eu de la Vie ici.
J’aime chercher ce qui ne saute pas aux yeux,
j’aime voir ce que personne ne regarde.
Pas du tout historienne, je serais plus archéologue,
à la recherche des signes d’un passé oublié,
ramener des êtres à la vie en combattant l’oubli.
J’aime les bâtiments enfouis dont ne subsistent que les fondations,
je ferme les yeux et j’imagine les volumes,
j’aime voir, à l’entrée d’un château fort ,
le grès creusé par les roues des charriots,
un regard et j’entends le son des sabots.
J’aime les coups de pioches sur la roche,
ils signent le travail des sculpteurs lorsque s’est évaporée la sueur
j’aime les marches d’escaliers érodées.
J’aime les lieux abandonnés,
les villes fantômes.
J’aime bien aussi toutes les traces que l'on peut lire dans la nature qui ne sont pas humaines.
Les stries laissées par les glaciers sur les rochers de Central Park,
les oxbows dans les champs qui laissent deviner l’ancien cours de la rivière, à la faveur d’inondations,
les bourrelets morainiques,
tout ce qui a disparu mais se lit tellement dans les paysages.
Enfin, j’aime les traces sur mon corps.
Les cicatrices avant tout qui sont mon histoire,
elles racontent mon parcours,
le dégradé de leurs couleurs laisse deviner la chronologie.
J’aime mes cheveux blancs et mes rides
j’adore dire que je suis vieille
car cela signifie que je suis encore en vie
tant pis si je n’ai « que » cinquante ans.
Je sais par contre que je ne laisserai pas beaucoup de traces.
Exceptée mon emprunte carbone, mes déchets non recyclables,
mes milliers de litres de pisse et de merde,
puis enfin mon corps, en cendres.
Sans enfant, je ne m’accroche pas eu leurre de la transmission.
Je vais disparaître, c’est tout.
J’aurais aimé publier un beau roman, abouti,
pour fixer mon histoire, immodestement.
Une trace de qui je suis vraiment.
Je me contenterai plus sûrement des traces que je laisserai dans la vie des gens,
ces souvenirs de moi qui constituent mon puzzle :
une petite fille sage, une élève timide et discrète,
une grande sœur, un professeur bienveillant,
une pipe d’anthologie, une maîtresse inventive,
une fontaine imprévue, une amie à l’écoute,
une belle-fille dévouée, une malade philosophe,
une nageuse régulière, une actrice enthousiaste,
des sculptures amusantes, des poèmes érotico-intellos,
une cliente chiante, le femme de,
la voisine aux mains vertes…
Je dois me contenter de cela : l’infime trace laissée dans la vie de ceux qui m’ont croisée.
Ces traces infimes définissent notre humanité.
Elles disparaissent avec ceux qui les portent et je ne serai plus qu’un nom dans un registre.
Faut-il chercher à laisser une trace plus importante, une œuvre ?
Pensée orgueilleuse ou naïf espoir : changer le monde.
Rien n’est éternel.
Tout est périssable.
On finit tout de même par passer de mode, tomber dans l’oubli.
Ou pire : être critiqué, enterré au nom d’une morale différente, de mentalités qui ont évolué.
Notre ambition doit se limiter au présent.
Il y a comme une urgence à vivre.