Le jour où je me suis mise à courir…
Ça m’a pris comme ça. Ce dimanche je suis seule, il fait beau, je termine une lettre, plaisir exquis du retour au manuscrit et quelque chose me pousse dehors. Je prends la voiture, me gare sur un parking bondé aux abords de l’étang de Gondrexange et j’en entame le tour, comme si j’étais poursuivie par le diable. Je passe à côté des pêcheurs du dimanche, je marche entre canal et étang, sur le chemin de halage, je rivalise avec cette péniche de location pour touristes peu pressés, théoriquement limitée à 6 km/h. J’accélère pour la doubler, mes pas s’enchainent de plus en plus vite et je ne sais pas ce qui me prend, tout à coup, je cours. Mais oui, je cours. Moi, la fille trop rationnelle je ne peux faire ce geste fou et inutile, moi la fille allergique au sport pour l’exploit et la sueur, je me mets à courir encore et encore. Mes pas sur le tapis de feuilles font une étrange musique, je cours sous les marronniers pour échapper à la chute des bogues comme si je traversais un champ de mines. Je me rends compte que les feuilles de hêtres et les feuilles de noisetiers ne font pas le même son… Lorsque mon corps n’en peut plus, lorsque je sens mes poumons collés sur ma cage thoracique, lorsque les muscles de mes cuisses se détachent de mes os comme trop cuits, je reprends ma marche. Mais c’est là que mon cœur s’emballe, que ma respiration se coupe. J’aimerais pleurer, vider tout ce qu’il y a en moi mais je n’en ai pas la force. J’avance, encore et encore. Je comprends enfin les gens qui courent, je me retourne, je regarde quelle Utopia j’ai cherché à fuir, mais il n’y a derrière moi que des couples et des familles, qui promènent chien ou enfants, c’est selon. Moi je suis seule et j’avance. J’ai le soleil dans le dos, mon ombre me dépasse, je me vois seule et je ne reconnais pas mon propre reflet, est-ce que j’ai changé ? Arrivée au pont qui enjambe le canal, je cherche la comparaison symbolique avec ma vie, quel Rubicon m’attend. Je monte sur le petit pont de bois vermoulu qui tremble. J’aimerais y voir ma vie mais je suis soudain happée hors de mes pensées, scotchée par la beauté du paysage ; il faudra que j’y repasse avec mon appareil photo : les roseaux habillés d’automne, l’étang impassible, le clocher lorrain du village, la ligne bleue du Donon au loin, et moi et moi et moi. Je reprends ma course de l’autre côté, comme une malade que je suis, comme une malade que j’ai été. Et putain, je me sens en vie. J’ai toujours une envie folle de pleurer, de hurler même mais je croise des promeneurs en ce dimanche si doux, autant de « bonjour » que l’on se doit de donner, alors que personne dans la rue la semaine ne se salue. Il faudra que je revienne dans la semaine, à l’heure où la foule travaille. J’alterne course et marche, mais je ne me sens bien que quand je cours, parce que mon corps pour suivre doit se forcer à respirer calmement, à coordonner tous ces gestes pour survivre. Je n’ai mal que lorsque je m’arrête, mais aujourd’hui je suis incapable de courir tout le long.
En refermant la boucle, en revenant progressivement vers mon point de départ, je passe à côté du camping. Il est encore bien fréquenté pour une mi-octobre. Je reviens vers la civilisation. J’approche de la plage. En fermant les yeux je me crois à la mer, objectivement ça sent le bord de mer. Concrètement, le niveau de l’étang est bas, la vase sèche et répand cette odeur caractéristique de marée basse. J’approche de la plage, bercée par le clapotis des petites vagues rythmées par le vent. En fermant les yeux je crois respirer des relents de monoï. Je croise pour finir un groupe, un homme regarde les caravanes et dit « quand ils nous auront repris la maison, on vivra dans des caravanes », plus loin l’aire de jeu de la plage est bondée d’enfants, un couple se dispute sur la manière de ranger la poussette dans le coffre, avec un accent alsacien si prononcé qu’on dirait un spectacle comique.
Brutal retour à la réalité, bienvenue chez les cons.
Je rentre chez moi et je ne sais pas ce qui m’est arrivé.
Je me suis mise à courir.
Personne ne va me croire…