Les relations virtuelles des réseaux sociaux sont souvent décrites comme superficielles, futiles.
Cela offre cependant une grande liberté : on peut se réinventer une vie, prendre un nouveau nom, devenir une autre.
Je dis parfois que cette autre est aussi soi, lorsqu’on n’a pas peur de la schizophrénie. Débarrassé du jugement, débarrassé du regard d’une société formatée, un pseudo et l’on n’est plus la fille de…, un pseudo et l’on n’est plus la femme de…, on peut donc être…
On peut mettre une photo qui ne serait pas la nôtre, ou ne pas en mettre du tout, ne plus avoir d’image…
Certains s’inventent, d’autres deviennent et sont.
Dans l’ombre peut-être, mais ils sont.
Dans ce contexte on m’a récemment posé une question fondamentale.
Personne ne me l’avait jamais demandé et moi-même je m’étais laissée aveuglée par un faisceau d’évidences et ne m’étais jamais interrogée là-dessus…
Un homme qui ne me connaissait pas, que je ne connaissais pas, m’a demandé : « est-ce que tu es noire ? » …
C’est idiot cette question, on n’interroge jamais les gens sur leur couleur, ça se voit, on devine et on tient ce que l’on voit pour acquis. L’essence par le regard.
Dès la naissance, par lignée, on nous met donc dans une case de couleur, devenant par là responsable d’une histoire, héritiers involontaires d’un peuple auquel on nous assure que l’on appartient.
Ça permet de se définir, mais le formatage commence.
Je suis née en Europe de parents blancs. J’ai dans mes veines l’histoire de mes aïeux, faite de charbon et de changements de nationalité au gré des guerres, toujours à la frontière, au bord d’un monde, à quelques secondes d’un autre possible.
Citoyenne du monde.
Je ne me suis jamais posé la question, mais…
Et si j’étais noire ?
Et si j’étais noire, sans le savoir, sans même que cela se voit ?
J’ai aimé la question en me demandant quel indice dans mon comportement lui avait laissé croire que je l’étais.
J’ai joué avec les mots en disant que je suis « noire très pal ».
Mais j’ai fini par me poser réellement cette question surréaliste.
Moi qui culpabilise de mon attrait pour les Juifs et les Noirs, ce crédit, cette attention toute particulière que je considère parfois comme malsaine tellement elle est ancrée, pensant à une sorte de déviance aussi grave que les extrémismes, pro-sémites contre antisémites, Black Power contre Ku Klux Klan……
Et si tout cela n’était qu’animal, dans mon sang, un gène venu d’ailleurs, un lien viscéral à ces peuples que l’évidence pourtant définit comme différents de moi ?
L’Afrique de mon enfance est pleine de photos d’enfants, d'actions plus humaines qu’humanitaires, un camarade à l’école que l’on regarde autrement et que j’aime tout de suite, moi qui ne me sentais déjà pas comme les autres.
L’Afrique de Jeanne étudiante est pleine de couleurs, de cris et de larmes, loin des images d’Epinal au fil des cours à la faculté de géographie. Jusqu’à devenir « maitresse es ».
L’Afrique adulte grandit en moi, et je fais ta connaissance, et tu m’en parles, de ta vie là-bas. Il y a cette étincelle dans tes yeux quand tu y repars en songes. Et tous ces amis, et toutes nos lectures, et mes petits plats, et notre salon, et…
Tout devient plus simple,
paradoxalement.
Il me suffisait de le voir :
JE SUIS NOIRE.
Il est en Colombie Britannique un ours noir, tout blanc.
L’ours Kermode.
Il n’est pas albinos, non, il est noir dedans et blanc dehors… On le surnomme aussi l'ours esprit, une légende dit : "lors du retrait des glaces, le corbeau créateur a survolé les riches forêts pluviales de la côte s'arrêtant sur une île habitée par les ours noirs ; le corbeau a blanchi le pelage de chaque dixième ours sur son passage. Ces ours blancs sont à jamais la mémoire du début des temps".
L'esprit noir et blanc,
mémoire du début des temps,
universalité,
humanité.
Osons être.
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